Chapitre 2
 La rencontre du vote



Après avoir essayé d 'établir pendant les deux semaines de campagne une relation avec les électeurs, après leur avoir expliqué le sens de leur campagne, leur avoir exposé leurs idées et que les médias aient transmis ce qu 'ils sont et ce qu 'ils veulent représenter, vient l 'heure des résultats du premier tour.
Un vote sanction quoi qu 'il arrive.
Qui sanctionnera par son ampleur soit les candidats traditionnels en leur prouvant qu 'ils ne balayent pas tout le champ politique et que des prétendants imprévus peuvent amener de nouveaux électeurs ou des leurs à voter pour ceux qui n 'apparaissent que le temps de cette élection.
Ou qui sanctionnera les hors parti en démontrant que l 'expression d 'un vote ne peut se faire que pour des professionnels de la politique, ceux ayant une assise politique, médiatique et électorale prédéfinie et connue de l 'opinion.
Mais l 'analyse sur cette rencontre du vote serait tronquée en se contentant simplement du résultat du premier tour et en considérant que le score obtenu par Marcel Barbu et Jacques Cheminade est aussi imprévu et imprévisible que leur apparition sur les scènes politique et médiatique.
Il est inconcevable de s 'intéresser à leurs électeurs  sans en voir les caractéristiques.
Par leurs spécificités, les prétendants hors parti semblent vraiment seuls au départ de leur campagne  Mais est-ce vraiment le cas?
Ou bien existe-t-il dans le peuple un électorat potentiel disposé à les recevoir?
Ont-ils tout à construire ou des mouvements clairs en leur faveur  peuvent-ils se faire du fait même de leur candidature, ainsi que certains parrains qui leur ont donné leur signature uniquement car ils sont en dehors des partis traditionnels?
Ensuite de cet électorat potentiellement mobilisable, quelle proportion va suivre Marcel Barbu et Jacques Cheminade pendant la campagne?
Vont-ils réellement partir de 0% théoriquement et selon les sondages ?
Comment vont évoluer ces anticipations des votes jusqu 'à leur concrétisation?
Et quels résultats électoraux quantitatif et qualitatif ont-ils eu et comment l 'expliquer?
De la théorie à la pratique, qui sont les électeurs des candidats hors parti?
 

- Section 1 - Avant la campagne : ont-ils un électorat potentiel?

De quelles sources partir pour étudier leur électorat avant que la campagne les ait fait émerger?
La première et la plus importante est l'ensemble des nombreuses études réalisées sur le comportement électoral des français.
Ensuite Marcel Barbu et Jacques Cheminade se sont-ils attribués au début de leur campagne, en plus de la relation générale qu 'ils ont voulu établir avec l 'ensemble des français au cours de celle-ci, ,un électorat précis et quelles sont ses caractéristiques?

Plusieurs dizaines d 'études ont tenté de définir un portrait robot vivant de l 'électeur. De le reconstituer physiquement et mentalement à partir d 'enquêtes très précises et complètes.
C 'est à partir de ces écrits, qui ont déblayé les chemins de l 'interprétation et de la représentation des comportement électoraux, qu 'il est le plus facile de cerner l 'électeur (1).
En fait il existe deux électeurs clairement identifiables qui ont une faculté de mobilisation différente pour les candidats hors parti : celui qui vote et celui qui ne vote pas.
Le chapitre précédent a indiqué que dans la relation qu 'ils essaient de tisser avec le peuple Jacques Cheminade et Marcel Barbu s 'adressent à l 'un ou à l 'autre. Mais l 'abstentionniste et l 'électeur actif sont-ils prêts à les recevoir ?
Le citoyen réel qui se dégage de ces livres n 'a rien à voir avec le citoyen idéal qui se préoccupe réellement de la politique et dont le vote tient compte seulement de la confrontation des idées de tous les candidats en lice.
Dès les premières élections au suffrage universel sont apparus des citoyens ayant la possibilité de voter mais qui ne considèrent pas qu 'il est de leur devoir d 'exercer ce droit.
Leur étude est décisive et en même temps difficile.
Décisive car c 'est dans ce réservoir de voix non utilisées que se situe le plus grand nombre d 'électeurs  qui « n ‘ appartiennent » pas aux candidats traditionnels et qui peuvent donc théoriquement se porter sur celui hors parti.
Difficile car les études sur les spécificités des abstentionnistes sont fragiles et précaires et l'abstentionnisme est le comportement politique le plus complexe à cerner et appréhender.
Deux analyses principales se font face sur les faits, méfaits et bienfaits de l 'abstentionnisme pour le pays et les candidats en lice.
Selon la première ceux qui ne votent pas sont des citoyens heureux, qui ne participent pas non par un  rejet violent du politique mais car ils n 'attendent rien des alternances de gouvernement. Il s 'agit là d 'un comportement d 'indifférence et de considération générale que ceux qui votent sont assez responsables pour faire le bon choix. Dans cette optique la mobilisation de ces forces en réserve est impossible et si elle se faisait, se reporterait principalement sur les candidats traditionnels par un phénomène de mimétisme.
L 'autre considère qu'il est un bienfait qu 'il existe des abstentionnistes pour le bon fonctionnement du pouvoir car une participation de tous les citoyens impliquerait l 'entrée dans le jeu électoral de personnes rejetant violemment le monde politique. Les prétendants hors parti peuvent-ils capter cette force contestataire, eux qui rejettent les autres en se présentant en transition, mais qui à la fois peuvent subir un rejet global du politique ?
A ces analyses globales correspondent un abstentionnisme structurel et conjoncturel.
L 'absentéisme conjoncturel se rapporte à des éléments extérieurs qui sont  imprévisibles : il peut s 'agir du jour choisi pour la consultation, de la complexité des modalités de vote, de la durée du scrutin ou des conditions météorologiques. Sur ces variables les candidats, et ceux hors parti a fortiori qui n 'ont pas pu agir en amont sur certains de ces éléments,  n 'ont que peu d 'espoir de mobilisation et très peu de moyens d 'action.
C 'est sur l 'absentéisme de structure que se base l 'essentiel des études sur l 'abstentionnisme car il est analysable et palpable, les critères étant du domaine du rationnel et quantifiable : il peut s 'agir du sexe, de l ' âge, des revenus, du statut social et familial, des préférences religieuses ou de l 'ancrage régional des électeurs.
Quels sont les facteurs déterminants de la nature sociale de la participation ?
Voilà une question intéressante pour Marcel Barbu et Jacques Cheminade.
Est-il déterminant au moment du vote d 'être lofteur de courte durée ou chômeur de longue durée, de se déplacer en trottinette ou en voiture à soixante mensualités ?
En clair, existe-t-il un portrait robot qui se dégage de l 'abstentionniste?
Les études se sont multipliées pour savoir quels étaient les éléments importants de la participation politique.
Les résultats semblent logiques et concordants : plus l 'électeur est âgé, plus il est un homme, plus il a un diplôme élevé, plus il a un emploi stable, plus il a un patrimoine important et plus il vote régulièrement. La position sociale semble suivre le sentiment de compétence sociale et politique et la prise de responsabilité du vote.
Marcel Barbu en se déclarant la « voix des sans voix », des « riens du tout » et des « chiens battus » peut séduire une proportion d 'abstentionnistes. La structure sociale dont il se réclame correspond à celle à qui il s 'adresse. Le parti des persécutés que lui attribue le quotidien Combat ne sort pas de nulle part.
Est-il possible justement de le mobiliser, le passage de l 'abstentionnisme à la participation politique peut-il théoriquement se faire?
Selon un sondage IFOP/ FNSP réalisé à l ' automne 1962, 32% des français déclaraient s 'intéresser un peu ou beaucoup à la politique contre 48% en 1997 (2). Ce qui montre  qu 'une grande partie des électeurs vote sans s 'intéresser à la politique et donc qu 'il n 'y a pas deux clans biens définis entre ceux qui votent et qui sont politisés et les autres. La capacité de rassemblement des prétendants hors parti peut donc aussi concerner les abstentionnistes qui rejettent les hommes politiques.
Le problème principal pour eux est d 'apparaître légitime dans leur statut de candidat de transition et d 'énarque dissident.
Car les abstentionnistes et ceux en général qui remettent en cause la façon dont est gérée la France sont plus tentés par les formes non conventionnelles de la participation politique. Les pétitions, grèves et manifestations sont d 'autres moyens d 'action directe qui mettent face à face les citoyens mécontents et les détenteurs du pouvoir. Pour faire connaître leur mécontentement il n 'est pas sûr que les électeurs veuillent passer par la médiation et la voix d 'un candidat hors parti. D 'ailleurs il est de tradition maintenant qu 'après les deux tours des élection nationales apparaisse la notion de « troisième tour social », celui où les déçus, les déboussolés, ceux qui ne croient plus à la simple force de leur voix, veulent se faire entendre par eux même.
Le vote, même si il implique un engagement personnel, requiert par tradition plus d 'initiative civique que contestataire.
Il existe bien un terreau parmi les abstentionnistes où la greffe hors parti peut prendre. Mais il serait faux de conclure que du fait même que des candidats se présentent en rupture et avec une originalité revendiquée, ils disposeront du réservoir de voix des électeurs abstentionnistes qui font le même constat qu 'eux du pays et des représentants du pouvoir.
Le passage peut se faire entre l 'abstention et la participation mais le premier problème est de convaincre ceux qui ne votent pas car ils font un rejet du politique que la sphère électorale peut aussi être celle où peut se joue théoriquement la contestation. Le second étant bien sûr pour Marcel Barbu et Jacques Cheminade qu 'ils partent dans la campagne avec aucun poids électoral, politique et médiatique et donc il est difficile pour eux de se donner une stature importante pour persuader ces abstentionnistes que voter pour eux n 'est pas seulement l 'équivalent d 'un vote blanc de témoignage.

Existe-t-il aussi pour eux une place théorique dans l 'électorat des partis politiques traditionnels ?
D 'abord il n 'existe pas de rupture fondamentale entre les électeur contestataires et ceux attachés à un parti pour la simple raison qu 'historiquement plusieurs partis sont nés justement pour canaliser l 'expression des conflits populaires. C 'est le cas des partis ouvriers qui incarnent au départ sur la scène politique l 'expression des revendications d 'un groupe social qui n 'a pas de représentativité dans les partis apparus par les regroupements par tendance des parlementaires héréditaires des assemblées de notables.
Les partis politiques expriment donc bien au final un panel large de la société française.
Comment un candidat hors parti peut-il avoir  une capacité de rassemblement au delà de ces partis et créer une brèche  assez importante pour entraîner avec lui un poids électoral ?
Une offre politique se présentant comme originale entraîne-t-elle mécaniquement une demande de politique préexistante dans l 'électorat ?
Ce qui est sûr c 'est que les grands partis ne verrouillent et ne canalisent pas complètement l 'électorat.
Une affiliation pour un parti ne détermine pas mécaniquement un vote pour lui. Un sondage effectué pour les élections présidentielles de 1988 indique que 79% des personnes très proches d 'un parti votent pour lui, 65% de ceux assez proches, 55% pde ceux eu proches et 35% de ceux pas du tout proches (3).
Cette volatilité de l 'électorat vient essentiellement de deux éléments dont peuvent profiter Marcel Barbu et Jacques Cheminade : des idées très générales et une remise en cause du politique.
Ceci est dû d 'abord au fait que les grands partis dont l ‘ objectif prioritaire est d 'arriver au pouvoir ne peuvent s 'appuyer que sur une doctrine très générale, ayant vocation à canaliser toutes les catégories sociales qui peuvent y trouver leur satisfaction.
Des petits groupes représentant des solutions alternatives et parfois sectorielles, qui pourraient trouver un canal d 'expression dans des formes non conventionnelles de la participation, réussissent ainsi à mobiliser dans les électorats de partis et abstentionnistes et à se faire entendre, comme le mouvement des chasseurs ou les écologistes à leurs débuts.
Une nouvelle tendance s 'appuyant sur un grand enjeu peut donc elle aussi récolter des voix. Jacques Cheminade qui s 'appuie sur un programme complet et général a a priori peu de chances de mobiliser  , la dénonciation de la crise se retrouvant aussi chez d 'autres. Même si par le ton employé et les ennemis dénoncés il peut se faire une place sectorielle.
Marcel Barbu qui est présenté comme le candidat du logement par les médias, qui occultent généralement ses autres propositions, peut lui en profiter. Mais les parties précédentes ont démontré que le logement n 'est pas un des enjeux primordiaux. Il apparaît donc difficile pour lui de pouvoir mobiliser uniquement par l 'étiquette posée sur ses idées.
L 'autre élément dont peuvent profiter les hors parti est la remise en cause des partis politiques au sein même de leur électorat habituel.
L 'évolution depuis les débuts de la cinquième république va dans le sens d 'une autonomie croissante dans la prise de décision électorale qui conduit à un franchissement plus facile des barrières partisanes gauche / droite mais aussi grands candidats / autres candidats.
L 'électorat d 'un parti politique lui est en effet de moins en moins acquis. D 'abord par le fait que le rapport entre le nombre de militants et le nombre d 'électeurs est très faible. Même si il existe des pesanteurs sociales, idéologiques ou héréditaires, la volatilité des électorats attachés à une tendance  est donc théoriquement possible dans une très large mesure.
Cette crise du politique décrite dès le début des années soixante tient essentiellement d 'une part au développement des capacités politiques des citoyens par l 'éducation ou l 'exposition permanente aux médias et d 'autre part à l 'aveu des élus eux-mêmes qu'ils ne sont plus des grands producteurs de projets politiques antagonistes mais deviennent des gestionnaires pragmatiques accompagnant les aléas sociaux et économiques.
Ce double constat conduit les électeurs disposant d 'une éducation politique et civique à élaborer eux-mêmes leurs décisions politiques en s émancipant petit à petit des partis de référence qui les guidaient.
La crise politique tient donc plus au fait que c 'est l 'offre qui ne suit plus la demande qu ' à un réel désintérêt et une radicalisation des électeurs. Un candidat hors parti, si il est en adéquation avec cette demande a des capacités de rassemblement. Cela implique soit un réel opportunisme politique, soit comme Marcel Barbu une identification revendiquée avec le peuple.
Le problème est qu 'en 1965, si le temps des élections recensements est révolu, le passage du vote d 'investiture au vote d 'identification n 'est pas encore effectif. Les vannes médiatiques ne sont pas  complètement ouvertes, les pesanteurs partisanes sont prégnantes et le général De Gaulle offre le modèle du rassembleur de toutes tendances.
En 1995, l 'exemple des écologistes, démontre que cette adéquation conjoncturelle commence à exister.

Marcel Barbu et Jacques Cheminade ont la capacité théorique de séduire à la fois certaines catégories d 'abstentionnistes et de tirer avantage de conditions favorables parmi les électeurs de partis.
Leur statut, leurs idées, leur traitement médiatique peuvent bien être des éléments qui mobilisent derrière eux.
Néanmoins du fait des facteurs multiples et complexes du comportement de l 'électeur, le nombre et la proportion de ceux qui pourraient leur donner leur voix est difficile à connaître. Assurément un potentiel existe dans la crise du politique, les motivations et démotivations des abstentionnistes et la volatilité certaine des électeurs se portant sur les candidats de partis.
Marcel Barbu et Jacques Cheminade ont-ils eux aussi tenté de s 'attribuer une catégorie d 'électeurs avant que la campagne ne commence?
Pour ce qui est du prétendant de 1995 il n 'y a aucun indice réel. S 'adressant a priori à tous les français par sa relation étudiée dans le chapitre précédent, il n 'a pas tenté de se construire un électorat de parti avec des caractéristiques identifiables.
Ce n 'est pas le cas de Marcel Barbu qui avant même les derniers jours de la campagne pense avoir derrière lui un électorat qui lui est acquis.
Dans sa profession de foi, il fait un inventaire de ceux qu 'il veut représenter sur la scène politique (4).
Inventaire très complet qui vise à la fois : les français, les vieillards, les malades, les jeunes et les mères de famille. C 'est à dire l 'ensemble des français. Mais c 'est dans l 'utilisation des adjectifs, relevés dans le chapitre précédent, accolés à chacune de ces catégories qu 'il prend son positionnement original. Il ne s 'adresse pas ainsi à tous les Français, mais à ceux qui sont « mal logés », pas à tous les vieillards mais à ceux qui sont « inquiets et abandonnés ». Les malades sont ceux « sans soin », les jeunes « sans espérance ».
Les français qu 'il veut séduire sont donc ceux délaissés par les autres partis .
Il reprend la même méthode pour les travailleurs, draguant à la fois les architectes, les médecins, les chefs d 'entreprises et les ouvriers, mordant donc à nouveau sur des électorats très différents. Mais là encore ils s 'adresse aux chefs d 'entreprise qui sont « tracassés », aux ouvriers « roulés, dépassés ».
Il existe effectivement une bannière et une étiquette commune derrière laquelle Marcel Barbu veut concourir. Il l 'exprime ainsi toujours dans sa profession de foi : « qui de nous français, peut oser m 'affirmer qu 'il lui arrive, ne fût-ce qu 'un instant, de se sentir dans la douce paix de l ' homme en règle avec l ' Etat, le fisc, la police, la sécurité sociale, les allocations familiales, etc » (5).
Le journal Combat en l 'appelant « le candidat de l ' humiliation » n 'est pas loin de la vérité, en  qualifiant ceux qu 'il peut séduire de « parti des persécutés », le mot est sans doute trop fort mais l 'intuition est là aussi bonne.
Car c 'est  les déçus et non les persécutés de la politique et les abstentionnistes de rejet, théoriquement mobilisables, qui forment son électorat espéré. Bien sûr n 'importe lequel des autres candidats traditionnels s 'adressant ainsi aux français serait soupçonné de populisme, de calcul politique, de ramasser les électeurs avec une écumoire à double fond. C 'est parce qu 'il ne prend pas de distance et qu 'il identifie complètement certaines catégories de français à ses propres motivations sociales portées sur le champ politique, et non l 'inverse, que Marcel Barbu est le plus qualifié politiquement pour s 'attribuer un tel potentiel.
Même si par précaution il veut pouvoir rassembler plus largement que son inventaire par  un « et j 'en oublie!...» avec lequel il ne veut pas fermer de porte partisane.
Reste à savoir si du fait même que la demande existe dans la population et que l 'offre politique existe par Marcel Barbu la rencontre  peut se faire par l 'élection.
Les quinze jours de la campagne donnent-ils à Marcel Barbu l 'électorat qu 'il souhaite et en fixent-ils un derrière Jacques Cheminade?
La mobilisation et la fixation derrière les candidats se fait-elle réellement dans ce court laps de temps avant le premier tour ?

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