- Section 3 - Les réactions de l '(é)lecteur sur le candidat et sa présentation

Les reportages de réactions des téléspectateurs sur le terrain ont été plus nombreux en 1965, essentiellement  par la nouveauté de la télévision. Il y a eu une curiosité des journalistes à relayer celle des téléspectateurs.
Le journal Le Monde consacre par exemple deux reportages d 'ambiance sur deux électorats a priori différents, un pour savoir « quels rapports ont les électeurs du nord avec la campagne télé et comment ils voient les candidats», l ' autre  lors des dernières prestations télévisées «en direct d 'un bar du quatorzième arrondissement de paris : « le Bouquet »» (88).
Le style du premier fait penser que le journaliste exprime plutôt son avis en se cachant derrière celui des gens du nord concluant simplement «quand à M Barbu même si on lui laisse le droit -ou le mérite- d 'expliquer ses idées, il est généralement considéré comme un fantaisiste qui ne fait pas rire» alors que le second par son caractère plus vivant a davantage de véracité populaire : « M Barbu aurait été flatté par le murmure de satisfaction qui salua son apparition. Un moment de détente n 'est pas négligeable (...) «  chut, voilà le père Noël ». On rit franchement sans méchanceté et quand le candidat eut conseillé de « mettre leur voix à la glacière jusqu 'au 19 décembre » il y eut des hochements de tête attendris» (89).
Tour à tour guignol triste pour les travailleurs du nord et clown blanc pour les parisiens, ces deux reportages démontrent au moins qu 'en quinze jours de campagne Marcel Barbu n 'est plus un inconnu sans intêret pour les téléspectateurs.
Ces avis rejoignent globalement ceux de la presse. Cela  prouve soit que les journaux ont visé juste sur leurs appréciations, soit que les télespectateurs ont suivi celles des journaux, soit que ces reportages ont opéré une selection pour que les deux appréciations correspondent.
Le fait que certains hebdomadaires et quotidiens aient cherché la parole directe et qualitative d 'un électeur peut peut-être fournir un début de réponse
Les sondages étant encore nouveaux en 1965, il y a eu en effet quelques articles qui ont interrogé des électeurs décrits comme choisis au hasard ce qui aboutit surtout à des caricatures de l 'idée que se font les journaux de Marcel Barbu.
Lorsque France-Soir rapporte une soirée organisée par le Centre d 'Information Civique où chaque candidat a un supporter qui explique à la foule pourquoi il votera pour lui et que l'électeur de Marcel Barbu se présente « comme un français moyen ne connaissant rien à la politique », est-ce que c 'est bien un électeur choisi au hasard ou est-ce que les organisateurs de cette soirée ne cherchaient pas un électeur ayant ces caractéristiques? (90).
Pareillement quand L ' Aurore rapporte toujours la parole d 'un télespectateur «interrogé au hasard d ‘une enquête expresse» déclarant : «merci bien pour Barbu! qu ‘est ce qu ‘on va penser de nous à l ‘étranger. Heureusement que lui-même n ‘y croit pas », cet avis étant le seul sur le candidat, il conduit au fait qu 'il est l 'avis réprésentatif de tous les télespectateurs (91).
Là est le danger des enquêtes qualitatives quand elles n 'offrent pas un grand éventail de réactions, il y a d 'abord la suspicion d 'une sélection de la parole des lecteurs pour qu 'elles collent à l 'avis du journal, ce qui est le cas ici  pour l ' Aurore et France-Soir. Mais surtout ces sondages instantannés n 'ont pas le poids quantitatif pour les rendre légitimes. Ce qui est d 'autant plus «dangereux» que le lecteur est sans doute plus influencé par cette parole choisie par le journal qu 'il achète pour le représenter que par un sondage réalisé sur mille personnes selon la méthode des quotas.
En 1995, les journaux ne vont plus chercher physiquement le lecteur qui leur apparaît dans les sondages (92). Mais de cette parole quantitative il veulent en tirer une parole qualitative pour parler à la place de l 'ensemble des sondés.
Cheminade ayant été peu présent dans les enquêtes, cela a conduit à un mutisme global de la parole du journaliste traduisant à l 'électeur l 'avis qu 'il a donné dans les sondages.
Il y a quand même cet éditorial de France-Soir concluant péremptoirement que son absence des sondages est dûe à l 'opinion des sondés sur sa candidature et non au fait qu 'il soit inconnu : «la démocratie n 'est pas seulement bonne fille qui hisse sur les pavois durant six semaines un zéro pointé, elle est aussi remarquablement équilibrée puisqu 'elle paraît donner sa chance à un zombie du suffrage universel et qu 'aucun électeur ne s 'y trompe» (93).
L 'étude du courrier des lecteurs offre-t-elle plus d 'enseignements?
Le tableau  du chapitre précédent a indiqué que le nombre de ces courriers est très faible.
En 1965, il n 'y a eu au total que treize articles et mentions de réactions et courriers des lecteurs, en 1995 seulement quatre. Il n 'est pas étonnant que les journaux partisans n 'aient pas publié de lettres de lecteurs parlant d 'un autre candidat. Mais tous journaux confondus il n 'y a eu véritablement en 1965 comme en 1995 qu 'une lettre sur les candidatures de Marcel Barbu et Jacques Cheminade, les autres étant surtout pour se plaindre que les médias privilégient les principaux prétendants. Comme cette lettre parue dans Le Figaro en 1995 où la lectrice demande « pourquoi dans vos articles sur les présidentielles ne parlez-vous régulièrement et largement que des trois «principaux» candidats?» (94).
Cette non présence est quand même surprenante car les hors parti offrent des particularités. Les lecteurs comptant sur les journalistes pour présenter et leur dire qui sont ces candidats, le courrier des lecteurs devraient abonder de lettres d 'accord ou désaccord.
Celle sur Marcel Barbu est publiée dans le Monde et propose une souscription pour rembourser ses frais de campagne, souscription qui verra finalement le jour (95).
Celle sur Jacques Cheminade, parue dans Charlie Hebdo, est un prolongement de la ligne choisie par le journal de le présenter comme sectaire. Le lecteur y raconte longuement comment il a tenté d 'interroger le candidat à la radio sur sa condamnation pour vol estimant que cette condamnation est passée sous silence par les médias. Ce qui est pour le moins erroné mais sans doute n 'a-t-il lu que Charlie Hebdo, qui il est vrai en a peu parlé (96).
Au final ces deux lettres offrent peu d ' enseignements. Le principal sans doute est qu 'elles sont publiées après le premier tour, offrant une conclusion de la façon dont les électeurs ont jugé les candidats qui est celle des journaux. Marcel Barbu étant le brave homme sympathique à défaut d 'être légitime décrit par la presse et Jacques Cheminade le candidat toujours mystérieux dont chaque révélation en appelle une autre.

La conclusion sur ces deux manières d 'intégrer les lecteurs dans la presse est que dans les deux cas le jeu est faussé.
Quand le journaliste va chercher l 'électeur ou quand il le reçoit, il est n 'est pas un relais neutre. Comme pour la parole du candidat, il y a une sélection quantitative et qualitative qui se fait.
En fait les seuls lecteurs qui ont donné véritablement un avis sur le traitement des candidats hors parti par la presse se nomment Jacques Cheminade et Marcel Barbu.
Cela prouve-t-il  simplement qu'ils sont les seuls à avoir à redire sur leur traitement médiatique ou que la ligne directrice, le choix des lettres est du ressort du journal et non du lecteur?
Les commentaires de Marcel Barbu sont très ciblés et se font directement lors de ses interventions télévisées, ce qui démontre à la fois que le candidat prend en considération la valeur ajoutée de la presse sur sa candidature et qu 'il se doute qu'une lettre adressé directement aux quotidiens ne serait peut être pas publiée. Lors de son intervention télévisée du premier décembre, il qualifie certains journaux de «criminels de paix» et n 'hésite pas à dénoncer frontalement Le Figaro l 'accusant de le présenter avec « cette fausse gentillesse que l 'on réserve aux doux cinglés ou aux demeurés» (97).
Ce journal n 'est pourtant pas celui l 'ayant traité le plus durement, comparativement à L ' Humanité par exemple, mais l 'angle paternaliste semble avoir touché le candidat.
Ces attaques se limiteront à ces phrases. Après la campagne il ne se plaint pas de l 'incidence possible de ce traitement par la presse sur ses résultats.
Ce qui n 'est pas le cas de Jacques Cheminade, qui avant le début de la campagne officielle, pendant et après multiplie les attaques.
Dès sa lettre envoyée au CSA le 21 mars 1995, il dénonce le fond et la forme écrivant que la presse ne publie que « quelques dépêches et articles minuscules, souvent mensongers, et ne reprennent en rien les idées défendues par le candidat» (98).
Les articles dénoncés dans cette lettre ne  montrent pourtant pas d 'attaques marquantes et ne diffèrent pas de ce qu ' écrivent tous les journaux pendant la campagne. Ils sont surtout dénoncés car ce sont les premiers publiés et que Jacques Cheminade ne sait pas encore que la ligne de présentation qu 'ils ont choisi sera celle généralement adoptée
Quelques jours avant la fin de la campagne officielle sa seconde lettre au CSA reprend les mêmes arguments estimant être victime de la part de la presse d ' «une campagne systématique (...) pour mettre en doute les méthode de [ses] amis et militants -sans le moindre succès- et pour fausser le contenu et le sens de [ses] idées » (99).
Dès qu 'une tribune s 'ouvre dans les médias, il en profite aussitôt pour les attaquer de l 'intérieur.
Sur France Inter, il s ' estime traité « en chien  par certains journalistes parisiens » et réclame un code de déontologie minimal à respecter par les journalistes(100).
Le soir du premier tour sur TF1 il dénonce les médias de l 'avoir « traîné dans la boue, (...) march[é] sur la figure avec des crampons » et d 'avoir montré « cette figure couverte de boue et de sang » (101).
Enfin le candidat se plaint aussi directement dans la presse. Dans un seul journal qui est Le Monde alors que ce quotidien n 'a pas du tout été le plus critique envers lui, comme a pu l 'être France-Soir par exemple.
Mais par son statut de journal de référence, écrire dans Le Monde pour se plaindre de son traitement médiatique c 'est  un peu se plaindre de  tous les journaux en même temps.
Ce qui est confirmé par Lyndon LaRouche qui choisit lui aussi d 'écrire dans ce journal  pour se défendre et par ricochet défendre Jacques Cheminade en annonçant qu 'il n 'est pas  milliardaire ni d 'extrême droite (102).
La lettre écrite par Jacques Cheminade offre une parfaite conclusion sur les positions respectives des médias et du candidat.
Là où il impute principalement son score à l 'attitude des médias à son égard, Le Monde préfère répondre qu 'il est plutôt dû à «l'effet déplorable produit, au début du mois d'avril, par les révélations sur sa condamnation pour vol en 1992 », alors que justement la façon dont sont présentées ces informations constitue d'après le candidat un des éléments de son lynchage médiatique (103).
Dans cet article il y a toutes les incompréhensions entre cette image que les médias ont sélectionné de lui, insistant plus sur la présentation de l 'homme que sur ses idées et l 'image offerte par le candidat aux électeurs qui insiste plus sur ses idées que sur lui.
Si il avait annoncé dans sa profession de foi qu'il est sous le coup d 'une condamnation en appel et donné plus de détails sur son mouvement et sa biographie, est-ce que les médias se seraient plus focalisés sur  ses idées?
A-t-il au final été victime d 'un bizutage qui est celui des hors parti ou d 'un lynchage qui est celui de Jacques Cheminade? Existe-t-il une catégorie de candidats hors parti pour la presse?
A ces questions posées au début de cette partie, il y a maintenant une réponse.
Le Parisien est le seul de tous les quotidiens et hebdomadaires en 1995 a présenter d 'emblée  Jacques Cheminade dans la lignée de Marcel Barbu et de ceux qui l 'ont suivi lors des élections précédentes (104). Le lendemain du premier tour ce journal ne compare pas le résultat de Jacques Cheminade avec celui des candidats de 1995 mais avec ceux de Marcel Barbu, Louis Ducatel en 1969, de Guy Héraud en 1974 et Pierre Broussel en 1988 (105).
Le fait que les autres journaux n 'aient pas fait explicitement cette filiation rend-t-il caduque toute comparaison et l 'ensemble même de cette étude?
Par les points de convergence indéniables et multiples sur l 'espace qu 'ils ont occupé dans les médias analysés dans les deux  chapitres précédents.
Par l 'intrusion commune qu 'ils ont représenté pour les médias dans cette campagne, les questions semblables qui se sont posées du fait de la loi ou de la crédulité des maires  sur la légitimité de  leurs signatures et donc de leur candidature ou la même façon de s 'intéresser plus aux candidats qu 'à  leurs candidature il existe bien médiatiquement une même manière de traiter les prétendants hors parti. Qui forment finalement une quatrième couche de l 'espace médiatique mais qui ne dispose pas d 'antichambre vers le  « club » des autres candidats.
Les impératifs d 'audience, le degré partisan de chaque média, l 'intérêt de faire entrer un candidat inconnu dans la sphère électorale, mais aussi la faible durée de la campagne officielle qui contribue sans doute à ce que les hors parti n 'aient pas le temps de commencer leur campagne avant le début du premier tour mais seulement de se présenter et de se faire présenter sont autant d ' éléments objectifs de ce qu 'est ce « bizutage » médiatique qui ne dépend pas seulement de la bonne ou mauvaise volonté des supports de transmission.
Quant au lynchage il s 'agit de l 'appréciation du candidat sur le personnage que les médias ont fait de lui par des analyses, des titres, des adjectifs et références.
Le fait qu 'il s 'en insurge comme Marcel Barbu l 'avait fait, démontre aussi que selon eux la sphère médiatique est bien celle où les électeurs font leur choix. Et qu 'ils pensent que les électeurs peuvent privilégier les analyses des journalistes sur leurs propres interprétations.
Car en attaquant les médias Jacques Cheminade comme Marcel Barbu pensent plus aux influences sur l 'électeur que sur eux de ces présentations qu 'ils jugent infidèles à ce qu 'ils sont.
Il savent qu 'ils forment bien un filtre supplémentaire à leur message qui peut être déformant. Que chaque révélation qui ne vient pas d 'eux mais des analystes est portée au crédit ou débit du compte que leur ont ouvert les électeurs.
Le tournant de la candidature de Marcel Barbu n 'étant pas répercuté par la presse peut-il prendre une importance pour l 'électeur?
Toutes ces batailles, ces lettres au CSA, ces conférences de presse à Sannois sont faites pour ajouter sans cesse de nouveaux éléments d 'appréciations pour les électeurs, pour se faire connaître davantage, s 'expliquer, être visible dans la campagne au même titre que les autres candidats pour que le jeu électoral ne soit pas faussé d 'avance.
Marcel Barbu et Jacques Cheminade viennent avec leurs convictions et avec leur idées dans la campagne mais c 'est par  le récepteur que se joue toute leur candidature et au final leur réussite ou leur échec.
Du candidat ou de son programme, de leur traitement médiatique ou de leurs protestations, quels éléments vont être pris en compte et dans quelle proportion par les électeurs au moment du choix?
Quel espace électoral ont occupé ces candidats hors parti?

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