- Section 3 - Quelle intégration dans le débat journalistique?
Il reste un chiffre du tableau à commenter qui par sa faiblesse
et sa similitude entre les deux candidats est frappant.
Tout les deux ont eu exactement 17% de leurs articles et mentions sur
leur comparaison avec les autres prétendants.
Marcel Barbu n 'a eu que 37 articles et mentions sur 212, soit 4 par
journal et Jacques Cheminade 27 sur 157, soit 3 par quotidien, où
leur campagne, leurs idées, tous les aspects de leur candidature
sont intégrés dans la campagne d 'ensemble.
D 'abord comment expliquer ce pourcentage rigoureusement identique
à trente ans d 'intervalle?
Est-ce un hasard extraordinaire que deux candidats hors parti aient
connu exactement la même intégration dans le débat
journalistique?
D 'autant plus que Jacques Cheminade s 'est déclaré deux
semaines avant l 'ouverture de la campagne officielle. Normalement ce temps
de rodage aurait dû lui permettre d 'être plus intégré
dans la campagne que Marcel Barbu.
La télévision a attendu le début de la campagne
officielle pour intégrer le candidat, en a-t-il été
de même pour la presse?
Jacques Cheminade a déposé ses signatures le dix-sept
mars au conseil constitutionnel; quel espace a-t-il eu jusqu 'au
sept avril, date de l 'ouverture de la campagne officielle?
Pour les quotidiens, seul le journal Le Monde lui consacre un article
entre le 17 mars et le 4 avril.
Cet article daté du vingt mars est une courte biographie intitulée
: «M. Cheminade a déposé sa liste de cinq cent signatures
». Le journal ne fait plus mention de lui dans ses colonnes avant
le 6 avril pour une brève avec pour titre : «Jacques Cheminade
serait l'un des neuf candidats retenus » (14).
Ces deux titres démontrent qu 'entre le dépôt des
signatures et le sept avril sa campagne est au point mort et n 'a absolument
pas avancé médiatiquement. Il reste toujours un candidat
potentiel non incorporé dans l 'élection.
Les autres quotidiens ont mentionné pour la première
fois Jacques Cheminade entre le 4 avril pour le Parisien et le 8 pour L
' Humanité et La Croix (15).
France-Soir qui l 'a mentionné pour la première fois
le 7 avril a même publié le 16 mars, soit la veille du dépôt
des signatures, un article d 'une demi page présentant seize candidats
pouvant potentiellement atteindre les cinq cent signatures et dans lequel
aucun n 'y arrivera. Alors que Jacques Cheminade n 'y est même pas
présenté (16).
Les mêmes aspects se retrouvent pour les hebdomadaires. Seuls
Le Nouvel Observateur et L ' Express le mentionnent dans leur numéro
daté du 30 mars. Le premier pour un sondage dont il est absent et
le second pour annoncer en deux lignes qu 'il pourrait être candidat.
Ces deux hebdomadaires ne le réintègrent ensuite que le 13
et le 20 avril (17).
Les autres l'intègrent entre le 5 avril pour Charlie Hebdo et
le 20 pour Paris Match.
Le candidat a bien connu la même situation que Marcel Barbu.
Connu quatre semaines avant le début du premier tour, il n 'a
bénéficié que de deux semaines de couverture à
la télévision et dans la presse.
Mais cela lui a-t-il vraiment été préjudiciable?
Aurait-il bénéficié d 'un autre traitement pendant
la campagne officielle si il avait été présent avant?
L 'importance de la pré-campagne dans le média écrit
est elle la même que sur le petit écran?
Est-ce aussi dans la presse plusieurs semaines voire plusieurs mois
avant le premier tour que les rapports de force se font, que les espaces
se créent, que les thèmes de campagne, les comparaisons entre
candidats se jouent?
Est-ce que la similitude des 17% de reportages où Marcel Barbu
et Jacques Cheminade ont été intégrés dans
la campagne est dûe à leur campagne ou à un espace
qui resterait à un candidat hors parti? En clair est ce que le temps
de la campagne officielle est bien celui où se joue médiatiquement
l 'élection?
L 'étude des quotidiens quelques semaines avant le début
du premier tour permet en grande partie de répondre. Plusieurs indices
de l 'importance de la pré-campagne dans la campagne apparaissent.
D 'abord par la date à laquelle ces quotidiens décident
d 'ouvrir l ' élection.
Est-ce que pour 1995 le 7 avril est bien le jour du commencement
de la campagne officielle?
Il n ' y a pas de règle absolue de début du traitement
selon les journaux, mais il est certain que le bal est ouvert avant
les trois coups officiels.
Le seuil est généralement d 'un mois avant le premier
tour pour les quotidiens en 1965, comme L' ' Aurore qui dès le quatre
novembre 1965 commence un compte à rebours dans une rubrique quotidienne
« la campagne présidentielle (-31 jours) ». Le même
jour L ' Humanité annonce dans ses colonnes que « la campagne
du candidat de la gauche est lancée » et donc que sa couverture
médiatique l 'est aussi (18).
Pour 1995, l 'état de pré-campagne commence plusieurs
mois, voire plusieurs années avant le début du premier tour
avec les sondages pré-électoraux et la cohorte des analyses
qui assurent aux candidats déjà présents dans le jeu
politique une présence homéopathique et continuelle dans
l ‘ élection.
L 'ouverture de la campagne officielle de la presse se fait un peu
plus tôt qu 'en 1965, jusqu 'à deux mois avant le premier
tour pour certains quotidiens.
Deux indices incontestables démontrent généralement
cette ouverture en 1995 : le début d 'une série de portraits
et des comparaisons entre les programmes des prétendants présumés.
Concrètement deux journaux peuvent être choisi comme exemples
: La Croix et Libération.
Le journal chrétien commence sa série de grands portraits
dès le 21 février pour la finir le 17 mars, le jour où
les candidats peuvent commencer à déposer leurs signatures
au conseil constitutionnel. Ce qui est pour le moins paradoxal, finir de
présenter les candidats le jour même où ils peuvent
commencer officiellement à se faire connaître. Les conséquences
pour un hors parti comme Jacques Cheminade sont importantes. Son portrait
est publié le 14 avril, près d 'un mois après le dernier
réalisé (19).
Son identification sur le même plan que les autres, considérés
comme candidats de longue date n 'est pas possible. Il y a une sensation
d 'intrusion dans la campagne alors que les autres seraient des prétendants
presque « normaux » ou au moins naturels.
Cette série de portraits s ' accompagne d'une comparaison des
programmes de tous les portraitisés sur une longue période
allant du 22 février au 3 avril sur tous les thèmes et enjeux
de la campagne allant de la famille à la crise de la politique.
La Croix a beau accompagner son portrait de Jacques Cheminade d 'un article
sur son programme, il reste que par rapport aux autres, il est bien en
retard et doit faire sa pré-campagne dans le temps de la campagne
(20).
Le journal païen remplace le portrait des candidats par les réactions
et analyses des lecteurs. Dès le trois mars, Libération décide
que les français sont divisés en huit grandes familles de
pensée qui donneront leur avis chaque semaine jusqu 'au premier
tour. Le but est annoncé : «mesurer quantitativement et qualitativement
l 'évolution politique des français et analyser leurs réactions
face à l 'actualité de la campagne» (21).
Jusqu 'à la reconnaissance de Jacques Cheminade comme candidat,
les huit familles donnent leur avis sur les huit candidats. Une fois le
neuvième connu, une neuvième famille ne se fait hélas
pas connaître. L 'orphelin de la campagne ne peut même pas
trouver une place dans la famille d 'adoption qui lui semblait promise
: celle que le quotidien a appelé la « famille hors-jeu »
dont les caractéristiques paraissent pourtant étrangement
proches de celles de Jacques Cheminade : « électorat indécis,
abstentionniste. Sympathie aux candidats marginaux » (22).
A cette pré-campagne des « prélecteurs »
s 'est ajoutée un comparatif journalier des programmes à
partir du 27 mars.
Mais cette fois ce comparatif ne s 'arrête pas avant de connaître
officiellement le nom des candidats et dure jusqu 'au premier tour.
Jacques Cheminade bénéficie d 'ailleurs une fois de cette
tribune lors de la campagne officielle, lorsque le thème est la
recherche (23).
Ce décalage entre la campagne officielle et celle de la presse
se fait-il seulement sur l 'ouverture de cette campagne?
L 'étude du quotidien Libération fait penser que les
dates de connaissance des candidats et même des résultats
sont aussi en décalage.
Le 31 mars, le journal publie un article d 'une demi page intitulé
« le décor est planté , les acteurs sont connus »
dans lequel il est écrit : « tout le monde est désormais
dans la bagarre. Les acteurs de la pièce présidentielle 1995
sont désormais bien connus. Et les électeurs peuvent enfin
les juger en situation réelle de compétition » (24).
Si la presse a effectivement planté le décor de l 'élection
depuis un mois, il reste que Jacques Cheminade n 'a eu sa première
mention dans Libération que le 6 avril, alors qu 'il s 'était
fait connaître dès le 17 mars. Si cet acteur de la campagne
est effectivement connu du journal, il ne l 'est toujours pas de ses lecteurs.
Heureusement dans cet article seuls les trois principaux candidats sont
mentionnés. Ce qui démontre aussi, que comme pour la
télévision, il va devoir le temps de la campagne officielle,
non seulement intégrer la campagne des neuf candidats mais aussi
se battre pour intégrer la couche supérieur du débat
formée des trois principaux .
Ce double combat s 'annonce très difficile. Libération
publie le 5 avril un article intitulé « La présidentielle
est-elle déjà jouée? » (25). C 'est effectivement
une question qui se pose pour les candidats, mais aussi leur place
dans la presse.
Est-ce que à l 'entrée de Marcel Barbu et Jacques Cheminade
dans la campagne officielle, leur espace dans la presse n 'est pas déjà
joué?
Est-ce que le fait que les autres prétendants aient été
traités en dehors d'eux dans la pré-campagne ne va pas créer
automatiquement une séparation entre eux et les autres?
En fait cette pré-campagne a causé des préjudices
semblables pour Marcel Barbu et Jacques Cheminade.
Tous les deux rencontrent les mêmes problèmes qui ont
pour même conséquence ce faible nombre d 'articles
et mentions où ils sont comparés à leurs opposants
ou intégrés dans le débat.
Concernant les comparaisons entre programmes pendant la campagne officielle,
il faut d 'abord distinguer les fois où les hors parti sont absents
et celles où ce sont l 'ensemble des candidats n 'appartenant pas
à la première couche médiatique.
Pour les hebdomadaires comme les quotidiens, en 1965 comme en 1995,
la liste est innombrable des articles excluant à l 'approche du
premier tour non seulement Jacques Cheminade et Marcel Barbu mais aussi
l 'ensemble de ceux n 'ayant pas de chance d 'être au second tour.
Mais il existe également des articles de comparaisons qui au
cours des quinze jours avant le premier tour n 'excluent qu 'eux. Le journal
Le Monde ou Minute en 1965, France-Soir, Le Nouvel Observateur ou Le Parisien
en 1995 ont publié de tels articles intitulés : «ce
qu 'ils proposent vraiment » ou « présidentielles,
les programmes des candidats » où à la veille du premier
tour ils ne sont pas mentionnés, souvent sans un mot d 'explication
pour cette absence (26).
Seul Le Parisien indique brièvement sur deux lignes lors d 'un
cahier spécial de quatre pages où le programme de huit candidats
sont comparés point par point «nous n 'avons pas pris
en compte des propositions du candidat Jacques Cheminade qui ne les a pas
fait connaître » (27). Ce qui est pour le moins surprenant
et incompréhensible tant il souhaite être présent dans
les médias.
En fait la façon dont la pré-campagne influe sur la place
dont disposent les candidats hors parti dans la campagne s 'illustre parfaitement
par un article paru dans Le Nouvel Observateur.
Dans le numéro daté du 13 avril 1995 cinq pages sont
consacrées au SIDA et au vaccin électoral proposé
par les postulants (28). Cette étude repose sur un sondage réalisé
les 4 et 5 avril 1995, moment où Jacques Cheminade n ' est pas connu
officiellement. Comme il est le seul prétendant qui n 'est
pas présent dans ce sondage, il n 'est pas fait mention une seule
fois de lui dans ces cinq pages d 'analyses et de réactions. Son
absence de la pré-campagne lui ferme donc l 'espace de la campagne.
Aurait-il été impossible que le journal lui demande une réaction
même si il n 'est pas cité dans ce sondage?
Cet article est un symbole net qu 'il n ' y a véritablement
pas eu d 'efforts de la part des journaux pour incorporer le hors parti
dans leurs colonnes. Même sa non présence dans ce sondage
réalisé le 4 avril est discutable, cet hebdomadaire ayant
mentionné Jacques Cheminade dans son numéro daté du
30 mars 1995.
L 'argument selon lequel il n 'est pas normal d 'intégrer dans
la pré-campagne des candidats dont il n 'est pas évident
qu 'ils atteignent finalement les 500 signatures ne tient pas.
Car les sondages publiés plusieurs années, mois, jours
avant la liste définitive des prétendants prennent en compte
certains qui ne sont finalement pas retenus .
C 'est le cas en 1965 de la candidature Antier inclue dans la pré-campagne
alors qu 'il se désiste le jour de connaissance officielle
des candidats. Marcel Barbu n 'en a pas pâtît s 'étant
fait connaître au dernier moment.
Mais en 1995, entre le 17 mars date de dépôt des signatures
par Jacques Cheminade et le 7 avril, deux prétendants sont
clairement traités par la presse comme des candidats alors qu 'ils
n 'iront pas au bout : Antoine Waechter et Jean-François Hory. Leur
place dans les sondages, leur programme sont intégrés dans
le débat journalistique.
Le 5 avril 1995, France-Soir publie ainsi un article de deux pages
sur les rapports entre les candidats et les animaux où figure Waechter
et où ne figure pas Jacques Cheminade.
Après cette brève étude la question qui se pose
n 'est finalement pas de déterminer quelle est l 'importance de
la pré-campagne dans la presse mais plutôt quelle est celle
de la campagne officielle dans le traitement médiatique de l'élection?
Dans son numéro daté du 15 avril 1995, soit une semaine
après l ‘ apparition de Jacques Cheminade et une autre avant le
premier tour, l ' hebdomadaire Le Point publie un sondage qui a pour thème
« diriez-vous de chacun des candidats suivants à l 'élection
présidentielle qu 'il fait une bonne ou une mauvaise campagne?»,
tous les prétendants sont proposés à l 'électeur
sauf le hors parti (29).
Tous les problèmes posés par la place occupée
par ces candidats dans le jeu médiatique sont dans ce sondage.
Ils ont bien le temps de la campagne officielle des articles, des caricatures,
des reportages sur un ou plusieurs aspects de leur candidature qui leur
sont consacrés. Mais les autres prétendants sont déjà
en avance de plusieurs jours et semaines sur le traitement de leur campagne
par la presse.
Ils bénéficient bien d 'articles où ils sont comparés
avec les autres. Mais ce nombre d 'articles est très faible et ils
sont exclus de plusieurs reportages traitant l 'ensemble de l ‘ élection.
Jacques Cheminade a bien tenté d 'entrer dans la course médiatique
lors de l 'échauffement. Mais il n 'a pas pu bénéficier
de laisser-passer pour le terrain d 'entraînement, ce terrain où
se jouent les places que les partants occupent le jour où
le coup de feu officiel du départ est donné.
Pour les médias il existe bien une manière précise
et identique de relayer les candidatures de Marcel Barbu et Jacques Cheminade.
Concernant leur place occupée dans les journaux, leur statut
de hors parti l 'emporte sur celui de candidat.
Pour aller plus loin, une dissection doit être suivie d 'une
autopsie. Ce chapitre a disséqué la façon dont leur
candidature a été relayée, il reste à préciser
quel souffle ont donné ces journaux à leurs quinze jours
de vie médiatique.
Le traitement de fond qualitatif a-t-il été le même
que le quantitatif?