Chapitre3
Des candidats sans parti ?


Comme un candidat traditionnel qui est celui d 'une tendance, d 'un mouvement qu 'il représente, ces candidats neufs ne représentent-ils qu 'eux-mêmes ou un ensemble de personnes ou d 'opinions plus vastes?
L 'association dirigée par Marcel Barbu et la fédération de Jacques Cheminade ne sont-elles pas le temps de cette élection assimilables à un parti politique traditionnel? Et quel sont les poids matériels, humains mais aussi financiers dans leur candidature et leur discours?
Surtout, un candidat inconnu qui dépend de cinq cent élus pour se présenter ne devient-il pas le candidat de ces cinq cent personnes, la signature de ces élus est-elle un chèque en blanc ou un chèque en bois?
 

- Section 1 - L'originalité de leur mouvement

Quels que soient les livres traitant des campagnes de 1965 ou 1995, les qualificatifs sont les mêmes pour qualifier l 'originalité des candidatures de Marcel Barbu et Jacques Cheminade : tour à tour « sans aucun soutien politique », « inconnu dépourvu de tout appareil » ou « n 'incarnant pas un parti » (1).
Pourtant, ces candidats sont tous les deux à la tête d'un mouvement : l ' Association pour la Construction et la Gestion Immobilière de Sannois (ACGIS)  et la Fédération pour une Nouvelle Solidarité (FNS)
Quels sont exactement les caractéristiques de ces association et fédération dont les deux candidats se réclament le temps de ces élections?
Et se réclament-ils seulement de ces mouvements?
L 'association de Marcel Barbu est sans doute la plus simple à cerner.
Elle a été créée en 1965 par le souhait de Marcel Barbu de répondre aux difficultés du logement.
Son objet est de « grouper les candidats constructeurs désireux de faire construire leur logement sans intermédiaire, l ' association documente les candidats, leur cherche des terrains, des crédits et des entrepreneurs » (2).
Concrètement son fonctionnement est très bien rodé.
A la base chaque personne voulant se loger selon le système de Marcel Barbu doit être membre d 'une société de trente à quarante personnes. Ces sociétés se regroupent en « petites sociétés civiles immobilières de construction » qu'il appelle « famille » (3). Nul besoin de revenir sur le sens du mot famille selon lui. Chaque adhérent « verse une cotisation annuelle de 3500 francs. Plus une somme minima de 10 000  anciens francs à titre d 'ouverture de dossier. Plus une somme minima de 300 000 anciens francs pour l 'achat du terrain. Ensuite l 'adhérent versera pendant deux à trois ans une somme mensuelle de 20 à 30 000 anciens francs selon le type de pavillon et le temps de la construction. Celle-ci achevée , il acquittera le solde en 20 ans » (4).
L 'ensemble de ces familles forme l ' ACGIS.
Le rôle de Marcel Barbu est de servir d 'intermédiaire à la place des  traditionnels. C 'est lui, qui en faisant jouer la concurrence directe entre les entreprises, choisit les terrains, les architectes et les entrepreneurs, et se charge aussi des demandes de prêts.
En dix ans les réalisations de l 'association sont importantes avec près de 4000 pavillons construits ou en projet (5).
Marcel Barbu se plaît à répéter que son association est sans but lucratif. En fait l ' ACGIS prend une commission de 4% sur les constructions qu 'elle réalise (6). Quant à la rémunération personnelle de l 'abbé Pierre laïc, c 'est un secret bien gardé.
L 'association de Marcel Barbu n 'a donc à priori rien d ' 'un parti politique.
Quels facteurs ont pu décider l 'association à soutenir sa candidature?
La réponse se trouve sans doute dans l ‘origine sociale des huit mille adhérents.
Sur eux, il n 'y  hélas aucune précision. Marcel Barbu les définit simplement comme « des foyers à condition modeste » à qui il veut  « faire redécouvrir à cette occasion la nécessité et les techniques de la participation des citoyens à la vie communale » (7).
Cette déclaration éclaire suffisamment sur les motifs qui ont pu décider l 'ACGIS  à suivre son directeur et même à le pousser.
Marcel Barbu a dû leur faire comprendre par la force de ses convictions de la normalité de cette action pour résoudre leurs problèmes de logements construits sans permis .
Et d 'ailleurs pourquoi les huit mille adhérents ne le soutiendraient pas lorsqu 'il dit pendant la campagne « ce n ‘est pas Marcel Barbu qui a décidé de se présenter. Je me présente devant vous au nom des 8000 membres de notre association » (8). Le soutien de ces membres pour sa candidature est total. Et même enthousiaste.
Le soir où il se rend au Palais Royal, le siège du Conseil constitutionnel, pour apprendre officiellement qu 'il a recueilli plus de 100 signatures, « 300 à 400 personnes, en majorité des jeunes hommes et femmes se pressaient devant les grilles fermées à la foule. C 'étaient les supporters de Marcel Barbu » (9).
Soutien qui selon le journal Combat tourne même vers de la vénération. Lors d 'une intrevue réalisée chez le candidat, celui-ci est entouré de « ses partisans, dont certains pour ne pas perdre la parole du maître enregistrent au magnétophone » (10).
Il est pour l ' ACGIS plus qu'un simple dirigeant, il est aussi un ancien dont la parole est écoutée et suivie par les adhérents. Mais il serait erroné de faire de cette association une secte renfermée avec le gourou Marcel Barbu au sommet.
Il se souvient sans doute qu 'après la guerre il avait su transformer sa communauté de travail en appareil politique pour se faire élire député. La communauté avait ensuite retrouvé sans séquelle politique  visible son objet initial.
Face aux difficultés qu 'il rencontre, il veut renouveler l 'expérience, tout simplement.
Son association n 'a donc rien a voir avec un parti dans ses objectifs, son objet ou ses moyens.
Elle est plus à voir comme un mouvement  particulariste qui le temps de l 'élection devient un groupe de pression au grand jour.
Et qui par les résultats du  premier tour aura résolu ou non ses problèmes de construction sans permis et mis fin aux contraintes administratives qu 'elle subit.
Marcel Barbu est le candidat de cette association et rien de plus.
Le journal Combat précise qu'il a « une relative influence dans certains milieux commerçants et artisans et dans certains groupements à vocation sociale » (11).
Mais aucun autre journal n 'a développé cette affirmation. Aucune association, aucun syndicat n 'a officiellement soutenu sa candidature durant la campagne.

L 'étude du mouvement de Jacques Cheminade et de ses caractéristiques est beaucoup plus complexe.
Le plus souvent, les journaux ont présenté la fédération du candidat comme la branche française d 'une mystérieuse organisation internationale aux ramifications multiples dirigée par l 'américain  Lyndon LaRouche (12).
Il est certain que la Fédération pour une Nouvelle Solidarité de Jacques Cheminade, qui s 'appelait Parti Ouvrier Européen jusqu 'en 1989 a des liens très étroits avec le Parti Ouvrier Américain de Lyndon LaRouche dont il se déclare dans sa profession de foi « l 'ami et le collaborateur » (13).
Les éléments de cette organisation sont indéchiffrables. D 'ailleurs cette fédération a été infiltrée par divers agents de renseignements qui sont montés dans sa hiérarchie sans en trouver la clé (14). Cette étude n 'a pas l 'ambition ni l 'objet d 'en démêler les fils mais simplement d ' analyser ce mouvement de la même manière que celui de Marcel Barbu.
Il y avait jusqu 'en 1989 le Parti Ouvrier Européen, une organisation multinationale, dont le siège central était à Washington, et les sièges européens en Allemagne, Italie et en France (15).
Le POE est créé en 1974 et Jacques Cheminade en prend la tête de 1982 à 1989.
Ce parti fait faillite et est remplacé en France en 1991 par la Fédération pour une Nouvelle Solidarité toujours soutenue par l 'américain.
Autour de cette vitrine visible se trouvent une multitudes d 'organisations très sectorielles dépendant directement du mouvement et qui mènent des campagnes très ciblées comme la Coalition anti-drogue, la Fondation pour l'énergie de fusion, le Comité national pour l'énergie nucléaire, le Club de la vie, La France et son armée mais aussi l 'Institut Schiller.
De toutes ces associations Jacques Cheminade a été membre ou dirigeant.
Cette organisation internationale s 'appuie aussi sur une revue américaine éditée par LaRouche :  Executive Intelligence Review (EIR).
En France, Jacques Cheminade a sa maison d 'édition, les éditions Alcuin où il publie ses livres et ceux de ses collaborateurs et il édite un journal régulier du POE puis de la FNS.
Quel est le but et l 'objet de cette organisation tentaculaire?
Lyndon LaRouche se présente dans ses ouvrages comme « le plus grand économiste du XX siècle et l'une des personnalités internationales qui influencent la perception et la politique des gouvernements » (16). Cette organisation se vante aussi dans le journal du POE-FNS d 'être  « l'un des meilleurs services de renseignements privés du monde » (17).
Plus concrètement, le but est selon son fondateur de faire «des recherches économiques, historiques, stratégiques» et de les publier ensuite ou d 'aider les gouvernements; LaRouche déclare ainsi travailler en collaboration avec la CIA et avoir vendu la « guerre des étoiles » à Reagan(18).
Sa revue est aussi une formidable base documentaire sur les réseaux terroristes, les manipulations soviétiques avant 1989 ou le narcoterrorisme (19).
Mais cette nébuleuse, si elle a un poids et un pouvoir reconnu en tant qu 'organisation de l 'ombre réussit-elle à percer au grand jour et en a-t-elle l 'ambition?
En fait, la FNS connaît les plus grandes difficultés pour avoir une vraie base partisane sur laquelle s 'appuyer.  Cette organisation cultive ainsi le flou sur le nombre réel de ses adhérents et sympathisants.
Jacques Cheminade revendique deux mille abonnés au journal régulier de son mouvement, aucun militant et une trentaine de permanents(20). Les derniers comptes de son mouvement publiés en 1994 indiquent seulement 19 000 francs provenant des cotisations de membres (21).
Pour recruter et séduire de nouveaux adhérents il emploie parfois des moyens à la limite de la légalité.
En 1989, trois personnes ayant signé une simple pétition contre la drogue ont découvert par la presse qu 'ils étaient devenus candidats du Parti Ouvrier Européen aux cantonales en Savoie et à Lyon et ont déposé plainte (22). Même pour recruter des candidats afin de défendre ses idées, il éprouve les pires problèmes.
L 'élection présidentielle est donc pour son mouvement la meilleure des solutions
Lyndon LaRouche s 'est présenté à toutes les élections présidentielles américaines depuis 1976.
Il n 'a jamais dépassé les cent mille voix (23).
Jacques Cheminade s 'est présenté à toutes les élections présidentielles depuis 1981.
Il n avait jamais dépassé les cinq cent signatures.
L 'élection de 1995  peut être pour ce mouvement un inespéré accélérateur de popularité.
Mouvement qui par son goût du secret, le flou entretenu sur le nombre de ses adhérents, ou la personnalité de son créateur est incontestablement aux frontières de la secte et du groupuscule politique.
Dans quelle mesure l ' élection va-t-elle transformer cette organisation en parti politique traditionnel?

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