Etre candidat hors parti signifie-t-il être complètement
hors du monde politique?
Marcel Barbu et Jacques Cheminade qui se déclarent sont à
priori des citoyens comme des millions d 'autres.
Mais n 'ont-ils à aucun moment antérieur de leur vie
déjà exercé dans les affaires publiques ou administratives?
Ce qui aurait pu, autant que les raisons circonstancielles de leur engagement,
motiver leur entrée dans cette aventure et leur apporter une certaine
expérience et reconnaissance.
Quel est le parcours social personnel qui les a mené jusqu 'a
cette décision, quels sont les personnages politiques ou historiques
dont ils s 'inspirent sont autant d 'éléments intéressants
à étudier qui permettront de connaître davantage leur
positionnement politique et le rôle qu 'ils peuvent jouer dans l
'élection.
- Section 1 - De l 'influence de leur parcours avant les élections
Il ne s 'agit pas dans cette section de raconter dans le détail
quelle est la vie de Marcel Barbu et Jacques Cheminade. Prétendre
tout dire de leur parcours avant l 'élection en quelques
pages dans un mémoire consacré à l 'ensemble de leur
candidature serait incompréhensible.
Il s 'agit plus de déduire de leur itinéraire des leçons,
des événements importants qui ont façonné leur
manière de voir, de comprendre la vie politique et sociale et de
s 'engager.
Seuls Le Monde et Minute ont publié des biographies assez détaillées
de Jacques Cheminade (1).
Jacques Cheminade lui-même est très discret dans
sa profession de foi, résumant sa vie en six phrases dont il est
difficile de tirer un quelconque enseignement.
Ainsi la période de sa naissance à sa candidature est
résumée en ces six moments :
«Né le 20 août 1941 à Buenos Aires, de famille
auvergnate.
HEC, ENA (promotion Jean Jaurès), licencié en droit.
1969-1981: fonctionnaire à la Direction des relations économiques
extérieures (DREE) du ministère de l’économie et des
Finances en poste à Paris et à New York.
1981-1995: énarque dissident, éditorialiste au journal
Nouvelle Solidarité, ami du dirigeant politique américain
Lyndon LaRouche.
Auteur de Regard sur la France républicaine et d’une préface
à l’ouvrage de Jean Jaurès, De la réalité du
monde sensible (...).
A travaillé en France, aux Etats-Unis et dans les pays du tiers
monde» (2).
Présentation étrangement courte d 'un candidat qui se
sait inconnu du grand public.
Mais qui insiste surtout dans ce document envoyé à tous
les électeurs sur ses capacités potentielles en mettant en
caractères gras les moments et actions de sa vie qu 'il juge pouvoir
le crédibiliser à leurs yeux.
Il est certain que ce n 'est pas dans ces caractères gras mais
entre les lignes de ce résumé que se sont joué
les raisons de sa candidatures et son parcours intellectuel.
Savoir quel chemin l 'a mené de Buenos Aires à HEC et
d 'énarque à énarque dissident est sans doute le plus
intéressant pour tenter de le cerner.
Jacques Cheminade est né à Buenos Aires de parents auvergnats
en 1941.
Son père était parti chercher des chevaux en Argentine
pour l 'armée française quand l 'armistice est survenu.
Dans le seul commentaire sur ses origines paru pendant la présidentielle,
il ne parle que de ses origines auvergnates et non de son enfance argentine
avec une formule assez triviale et guère informative «
bon vin à boire, belles filles à voir » (3).
Il se sent donc plus auvergnat qu 'argentin et apparemment pas
comme un exilé ni déraciné.
Il ne parle d 'ailleurs jamais ni dans son livre ni dans ses entretiens
avec la presse de son enfance entre deux continents comme d 'un handicap
ni d 'un atout dans son parcours politique.
Ses études le font passer d 'Argentine en France.
Au collège français de Buenos Aires il étudie
l 'espagnol et le français puis décroche un bac scientifique.
Il quitte l 'Argentine pour la France et prépare HEC au lycée
Carnot. Il sort de l 'école dans les dix premiers, part faire son
service militaire dans la coopération au Honduras et revient en
1967 pour « faire » l 'ENA .Jusque là c 'est une
ligne tracée vers les plus hauts postes administratifs.
Ce n 'est pas mai 1968 qui le marque profondément alors qu 'il
est encore à l 'ENA où il côtoie notamment Gilles Ménage.
De cette révolution sociale il en déduit simplement que «
la CIA pouvait aussi manipuler la gauche » (4).
Etat d 'esprit qui est sans doute le même que plusieurs de ses
congénères de l ' ENA à l 'époque plus que
d 'un cheminement personnel.
Même si ce positionnement contre les valeurs de mai 1968 se confirme
lors du nom choisi par sa promotion. Le choix doit se faire entre «
Jean Jaurès », « Louis-Napoléon Bonaparte »
ou « Printemps des Peuples ».
Il choisit le socialiste républicain contre « ces
provocateurs de maos » et « « détestant »
ce que représente l'empereur » (5).
Il est intéressant d 'ailleurs de remarquer que de Carnot, nom
de son lycée, et Jaures, nom de sa promotion, il en tire deux exemples
à suivre et deux chapitres de son livre intitulés : «
Lazare Carnot, organisateur de la nation » et « Jean
Jaurès, éducateur du travail humain » (6).
Deux qualificatif d 'organisateur et éducateur dont il s 'estime
pourvu, par le fait d 'être passé par ces deux institutions?
Ce qui le marque plus profondément et le conduire à être
un énarque dissident est plus vraisemblablement son passage même
dans cette institution.
Il en sort en milieu de classement et avec de l 'amertume : «
je suis passé par cette école sans en reconnaître l'autorité.
Tout s'y jouait par la cooptation et la conformité à un modèle
d'héritier » (7).
Paroles feutrées exprimées dans la presse mais plus directes
dans son livre dans un chapitre intitulé « Sciences-Po,
ou comment l 'administration est pervertie en France » : «
Les oligarques de Sciences-Po nous ramènent en effet à un
nombre très limité de familles de la banque protestante,
étroitement unies par les jeux calculés du mariage et de
l 'argent » (8).
Sortant de l ' ENA, il hésite entre la haute fonction publique
et le journalisme pour devenir finalement membre de la direction des relations
extérieures au ministère de l 'économie (1967-69)
et plus tard chef du bureau de la direction des relations économiques
de la même administration (1978-81).
Responsabilités qui semblent lui avoir laissé de bonnes
impressions: « une grande famille à l'époque, commente-t-il,
où se croisaient les traditions du christianisme social, du socialisme
humaniste et de la rupture gaullienne » (9).
Remarque qui semble anodine mais qui est la base du programme du candidat
en 1995.
Pendant la campagne, il déclare ainsi que l'idéal de
gouvernement est « un front qui rassemble la tradition du socialisme
humaniste représentée par Jaurès, la tradition de
rupture de De Gaulle et la tradition du christianisme social » (10).
Cette rupture en germe avec les institutions qui l 'ont formé
se fait définitivement en 1977 alors qu 'il est conseiller commercial
de France à New York.
Il y rencontre Lyndon LaRouche qui est selon Le Monde : «
un ancien trotskiste ayant parcouru tout le spectre politique américain
pour être, aujourd'hui, proche de la droite fondamentaliste »
(11).
Mais qui est surtout le président du Parti Ouvrier Américain
qui s 'est présenté à toutes les élections
présidentielles américaines depuis 1976 (12).
Depuis 1981, Jacques Cheminade est le responsable de la section
française de ce mouvement.
IL dirige le parti ouvrier européen de 1982 à 1989, qui
devient suite à des difficultés financières la Fédération
pour une Nouvelle Solidarité. Autour de ce socle gravitent diverses
organisations (13).
Sa carrière s 'inscrit désormais en parallèle
de celle de Lyndon LaRouche, lui aussi dispose d 'une organisation
pour défendre ses idées.
Au milieu du livre de Jacques Cheminade publié en 1991 se trouvent
ceux qui ont forgé sa pensée et son message. On y trouve
pèle-mêle Lazare Carnot, Colbert, Louis Pasteur, Leibniz ou
De Gaulle avec au milieu Lyndon LaRouche (14). Sans sa rencontre avec l
'américain il serait peut-être encore haut fonctionnaire.
Son parcours et ses idées, il n 'aurait sans doute pas eu l 'ambition
et l 'occasion de les défendre et de les faire connaître à
la population lors d 'une élection.
Le parcours de Marcel Barbu a-t-il été aussi celui d
'un énarque dissident?
A propos de son enfance, les journaux ont été d 'une discrétion
remarquable se contentant généralement d'indiquer au lecteur
qu 'il est âgé de 58 ans, né à Nanterre dans
une famille de petits salariés (15).
Seul le journal Combat donne plus de détails dans un style étrangement
littéraire : «Marcel Barbu, le visionnaire des présidentielles,
l 'apôtre extatique des gueux et des opprimés naît le
17 octobre 1907 à Nanterre, dans un quartier suant la crasse et
la misère. Son père est un modeste employé aux écritures,
alcoolique, tyrannique, athée et communiste qui lui administre consciencieusement
de mémorables raclées. Toute sa pauvre enfance va se dérouler
dans cette atmosphère de banlieue lépreuse , de fumée
d 'usine, de terrains vagues et de boîtes de conserve » (16).
Souci du journal de forcer le trait pour en faire un Gavroche de Nanterre,
candidat issu du peuple résolument différent des autres,
candidats de la population? Rien n 'est moins sûr.
Deux livres ont raconté cursivement ce qu 'a été
la vie de Marcel Barbu jusqu 'à son engagement présidentiel
(17).
Son père a quitté sa mère quand il est né.
Pour s 'en sortir elle a du se prostituer.
Il a été arraché de ce milieu et placé
dans un pensionnat pour devenir curé.
Mais il n 'avait pas la vocation et a été renvoyé.
De cette enfance Marcel Barbu va garder deux traces indélébiles.
Celle de ne pas avoir suivi d 'études : « ne pas pouvoir
continuer des études faute d 'argent, je l 'ai connue cette peine
là » (18).
Et la découverte de la religion en lisant l ‘ Histoire
Sainte: « je me disais : si j 'avais été là,
les choses auraient changé» (19).
C 'est ensuite l 'entrée dans la vie active comme apprenti bijoutier
où il apprend le métier rapidement.
Puis la rencontre avec sa femme avec qui il aura officiellement douze
enfants (20).
Suivent trois années difficiles comme artisan bijoutier et le
service militaire où il prend le grade de sergent
Et le retour comme artisan horloger à Saint-Leu où il
dirige un petit atelier. Il se met à son compte avec sa femme
pour « forger nous-mêmes notre outil de libération »
(21).
Les affaires marchent si bien qu 'en 1935 il fonde à Besançon
sa propre usine de boîtiers de montres.
De cette entrée dans la vie active apparaît la volonté
d 'avancer seul, de construire seul avec personne au-dessus de lui, convaincu
sans doute par l 'enfance qu 'il a vécu qu 'il ne doit compter sur
personne.
L 'arrivée de la guerre enrichit ses réflexions.
Il vend ses ateliers et part à Valence en zone libre où
il monte une communauté de travail du nom de sa raison sociale «
Boimondau » pour BOItiers de MONtres du DAUphiné.
C 'est à cette époque que Marcel Barbu dit à sa
femme : « nous sommes Adam et Eve comme au premier jour. Créons
une société ou tous les hommes seront frères »
(22).
Il réunit ses ouvriers et leur offre l 'abandon de ses droits
de propriété et la fondation d 'une communauté de
travail.
Marcel Barbu affirme alors à chaque ouvrier qui rentre
dans cette communauté: « je ne suis pas un patron, je suis
un camarade, le plus qualifié, qui dirige. Vous le nommez chaque
année, etc »((23). Et effectivement, le chef de la communauté
est élu et exerce les plus larges pouvoirs tant qu 'il est investi
de la confiance de ses administrés.
Il essaye dans cette communauté de reproduire une société
qu 'ils pense idéale : des cours sont donnés aux ouvriers,
une messe est célébrée chaque dimanche ou assistent
les 80% d 'ouvriers catholiques, le travail se fait en chanson.
Il faut sans doute voir dans l 'organisation de cette communauté
la revanche de l 'enfant seul et solitaire qui veut offrir en père
de famille à ses ouvriers le travail et l ‘ instruction qu 'il n
'a pas eu.
Les allemands s 'intéressent à la communauté qui
commence à accueillir les déserteurs, résistants et
objecteurs de tous horizons et se replie alors dans le Vercors où
des ouvriers de l 'usine avaient construit un maquis d 'autodéfense.
Marcel Barbu est arrêté en 1942 et interné puis
libéré en 1943 et il rejoint à nouveau son maquis.
En 1944, alors que son groupe combat, il est arrêté par
la Gestapo à Paris puis déporté à Buchenwald.
Lors de son internement dans ce camp il rencontre Marcel Mermoz, communiste,
qu 'il ramène dans sa communauté après la libération.
Communauté qui évolue alors du christianisme vers le matérialisme.
Les prolétaires et les socialistes forment désormais la grande
part des camarades ouvriers. Marcel Barbu veut lancer le mouvement communautaire
à une échelle plus importante avec une autre tentative dans
le Jura.
La réflexion et la raison de la création communautaire
lui apparaissent désormais très claires et il définit
ainsi la communauté de travail : «nous voulions créer
une société humaine où les hommes soient libres de
s 'orienter où il ne se créerait de cellule de production
que pour le service. Nous avons ainsi constitué cette communauté
que nous avons appelé communauté de travail. Le travail pour
nous c 'est de l 'activité humaine quelle qu 'elle soit et ce que
nous appelons communauté de travail c 'est en réalité
une communauté d 'activités humaines, une communauté
de familles à l 'échelle de l 'homme » (24).
A cette dimension sociale et familiale de sa communauté se rajoute
une dimension politique explicitée dans le journal de sa communauté
en 1946 : « point n 'est besoin de grands économistes, de
grands pontifes de la politique pour nous sortir du bourbier. Faisons appel
aux gars de coeur, aux hommes de bon sens. Les lois sont faites pour toi,
et devraient être faites par toi peuple de France» (25). Marcel
Barbu n 'est pas un phalanstérien mystique échappé
du dix-neuvième siècle, ses objectifs, ses réalisations
sont concrètes et perdurent et son positionnement est désormais
net.
C 'est un adepte du christianisme social qui rejette toute autorité
et entrave extérieure à sa volonté et ses ambitions.
Dès le lendemain de la guerre il ne supporte pas les oppositions.
Dès qu 'il voit un représentant de l 'administration un peu
tatillon il se dresse déjà : « c 'est un con, un bureaucrate,
un incapable, un emmerdeur, on ne tient pas compte de ce qu 'il dit. «
Ce qui fait que Barbu ne s 'occupe pas de ces vulgaires formalités
(...) il n 'y a pas d 'arrangements possibles entre Barbu et l 'administration»»
(26).La lutte contre l 'administration qui est une des causes affichées
de son engagement n 'est donc pas un combat nouveau.
Les communautés de travail ne sont pas sa dernière réalisation:
Marcel Barbu ne se retrouve pas dans le tournant communiste que prend son
mouvement communautaire et s 'en échappe.
En 1953 il débarque à Sannois pour fonder en 1955 l '
Association pour la Construction et la Gestion Immobilière de Sannois.
Sa nouvelle croisade est celle du logement. Il s 'élève
de nouveau pour défendre l 'ouvrier, le petit contre les difficultés
quotidiennes qu 'il rencontre. Il s 'en explique ainsi : «
le logement n 'est-il pas d 'ailleurs la première revendication
du monde du travail? » (27).
De 1955 à 1965, pendant dix ans il se bat avec son association
pour construire des pavillons dans une région où la population
s 'accroît sans cesse.
Des pavillons et non des appartements.
Toujours cette volonté d 'indépendance, l 'idée
qu 'il faut partir de la conscience de classe, la classe du peuple, qui
doit conduire à la réalisation individuelle.
Le parcours social de Marcel Barbu témoigne plus que toute autre
raison immédiate des raisons de sa candidature.
Raisons d 'un homme à l 'enfance solitaire et misérable,
à l 'apprentissage de la vie active difficile mais formatrice.
Qui a voulu ensuite s 'échapper par la grâce d 'une éducation
religieuse rapide mais prégnante de sa propre condition pour faire
prendre conscience à tous que « sans le secours de personne,
par les seules forces du travail , de l ' Union, de la mystique commune,
elle a [sa communauté] triomphé de tous les obstacles »
(28).
La famille qu 'il n 'a pas eu il l 'a recréée après,
lui Adam et sa femme Eve entourés de frères ouvriers qui
travaillent, chantent et vivent ensemble.
Le champ associatif était-il suffisant à Marcel Barbu
pour faire triompher ses conceptions, pour les concrétiser ne devait-il
pas passer par le champ politique?
L 'élection présidentielle est-elle son premier contact
avec cet autre monde?