Chapitre 1
La décision de se présenter
Marcel Barbu et Jacques Cheminade ont tous les deux eu un moment, un
déclic qui s 'est fait et a motivé leur candidature.
Mais quels ont été les éléments déclencheurs?
Existait-il par exemple des conditions sociales particulières
au moment de l 'élection et de la pré-campagne, des mouvements
que les candidats ont soutenu, dont ils ont profité, ou même
dont ils faisaient parti?
Ont-ils voulu leur donner un relais et être ainsi un porte-voix
pour intégrer des revendications nouvelles, de nouveaux enjeux ignorés
par les autres prétendants?
Leur décision est-elle mûrement réfléchie
et de leur seul fait ou se retrouvent-ils dans la campagne de façon
soudaine et aucunement préparée?
Et quelle est leur ambition lorsqu’ils se retrouvent dans la liste
de candidats autorisés à concourir officiellement par le
conseil constitutionnel?
Autant de questions qui définissent le sens et la nature de
leur décision.
- Section 1 - Le déclic de la candidature
En 1965, le contexte social est assez chaotique et le mécontentement
important.
A la veille de l 'élection l 'aspect social de la politique
du général De Gaulle est considéré par les
sondages comme le point noir de son bilan depuis 1958.
Blocage des salaires, hausse des prix, baisse du niveau de vie, impôts
trop élevés, misère des personnes âgées,
insuffisance de l 'aide sociale sont autant d 'éléments que
les français portent à son débit.
Ainsi 20% des personnes interrogées ont l 'impression d ' une
amélioration de leur niveau de vie alors que la majorité
juge que ce niveau a stagné ou régressé (1).
Il suffit qu 'à ce noyau dur de mécontents s 'ajoutent
la désapprobation de la politique extérieure et des affaires
algériennes pour que le pouvoir se trouve fragilisé et les
motifs de satisfaction comme la stabilité gouvernementale ou la
décolonisation contrebalancés voire oubliés.
Et théoriquement de là pourrait naître une contestation,
un homme hors du pouvoir issu des mécontents et se présentant
en transition qui cristalliserait toutes les rancoeurs et les attentes
de cette population.
En 1995, le gouvernement Balladur sort de deux années de cohabitation
au zénith des sondages et comme pour De Gaulle en 1965, six mois
avant l 'élection les analystes la disent jouée en faveur
du sortant avec un électorat apathique qui n 'attend rien de l 'élection
pour changer sa situation. Mais en 1995 aussi le climat social est délétère.
Plus l 'élection approche, plus la hausse des salaires, les
retraites, le chômage sont au coeur des préoccupations de
l 'électorat et deviennent de véritables enjeux qui peuvent
influer sur le positionnement social d 'un candidat. Le meilleur exemple
étant bien sûr Jacques Chirac qui, sous l 'influence de Philippe
Seguin, se transforme en candidat de la fracture sociale .
Mais la crise proclamée comme définitive de la représentation
politique et la difficulté et limitation de l 'action des élus
sur ces problèmes qui se considèrent eux-mêmes, en
dehors des campagnes électorales, plus comme des gestionnaires que
des pourvoyeurs de solutions miracles n 'arrangent pas à priori
les relation et la confiance des électeurs envers leurs représentants
habituels.
Le quotidien Infomatin consacre en pleine campagne une page à
« La France en grève de A à Z » avec une
énumération de dix-huit grandes entreprises privées
ou publiques, de EDF aux Verreries du Midi, dont les salariés veulent
faire entendre leur voix avant de la donner (2).
Que ces grèves soient issues d 'un vrai mécontentement
ou soient considérées comme un moyen de pression sur les
candidats pour arracher des promesses électorales, il est certain
que là aussi une candidature sortant du peuple et voulant représenter
et porter des revendications sociales pourrait trouver un écho favorable.
Il serait facile d 'imaginer pour ces deux élections que Marcel
Barbu et Jacques Cheminade ont pu être des relais idéaux dans
le champ conventionnel de l 'élection de ces formes non conventionnelles
d 'expression d 'une partie de l 'opinion qui ne s 'estime pas entendue
et défendue par le pouvoir en place ou l 'ensemble des candidats
voulant la représenter.
Néanmoins la situation du pays n 'est pas complètement
catastrophique. Décembre 1965 n 'est pas mai 1968 et mai 1995 n
'est pas décembre 1995.
Les journalistes prévoient déjà dans des
analyses d 'avant scrutin en 1995 que « les trois principaux candidats
politically correct n 'offrent aucun débouché au réflexe
protestataire d 'une large partie de l 'opinion. Les français paraissent
attendre beaucoup plus d 'un troisième tour social que des résultats
des 23 avril et 7 mai » (3).
Alors Jacques Cheminade et Marcel Barbu ont-ils voulu jouer ce troisième
tour de l 'élection désormais institutionnel et presque réclamé
par les observateurs en même temps que le premier, intégrant
la protestation à la demande de politique?
Les raisons réelles ayant motivé la présentation
de Jacques Cheminade sont difficiles à évaluer. Contrairement
à Marcel Barbu dont la décision de candidature est largement
commentée par la presse, celle du prétendant de 1995 est
presque complètement passée sous silence (4).
Tout juste apprend-t-on que le sens de sa candidature vient du
fait que « le sens du tragique en politique s 'est perdu »
(5). Ou encore qu 'il a « toujours pensé qu'en période
de crise, ce n'était pas la notoriété parisienne qui
pouvait faire changer les choses. » (6).
Même si la première affirmation est assez ésotérique
sans une explication plus précise qui ne s 'est pas faite, une déduction
se fait de ces deux affirmations.
Les raisons de la candidatures de Jacques Cheminade tiennent au souci
d 'apporter quelque chose de nouveau en se posant en candidat de rupture
par rapport aux autres et en prenant comme base de mécontentement
la « période de crise » qui peut faire apparaître
un homme nouveau, en dehors du système qui pourrait être lui
(7).
Dans la première phrase de sa profession de foi, il déclare
ainsi : « cette élection présidentielle se déroule
à un moment tragique de notre histoire, face à un cataclysme
financier mondial. Ce devrait être l’occasion de redéfinir
le rôle de la France, faisant d’elle une base de grands projets pour
rebâtir le monde. Je suis candidat faute de voir ailleurs cette
volonté » (8).
Dans une certaine mesure Jacques Cheminade se présente bien
comme un candidat conjoncturel dont l 'engagement est en corrélation
directe avec la situation du pays et ses difficultés.
L 'originalité de sa décision lui vient selon lui de
la dénonciation des autres candidats sans distinction regroupés
sous une bannière répulsive de « parisiens ».
Il se place ainsi en dehors de ceux déjà présents
pour légitimer son engagement et tenter de se faire une place. Les
raisons de sa candidatures semblent donc purement épidermiques et
celles du citoyen qui pense que les hommes en place ne peuvent rien changer.
En est-il de même pour Marcel Barbu?
Les circonstances de son engagement sont rapportées très
précisément : « le neuf novembre se tient à
Sannois, dans la banlieue parisienne l 'assemblée de l ' ACGIS (8000
adhérents) (9). Il y a ce jour là 700 à 800 membres
présents. Barbu raconte une fois de plus les difficultés
que rencontre leur coopérative de construction avec l 'administration.
- On veut nous bâillonner, nous devons parler , etc. Du fond
de la salle « une voix » lance :
- Présentez vous à l ' élection présidentielle.
Par le canal de la télévision vous pourrez alerter l 'opinion
» (10).
Et ainsi aurait été effectué le choix de Marcel
Barbu de se présenter.
Ce qui est frappant c 'est la soudaineté de la décision
prise dans le feu de la discussion et qui va aller jusqu 'à son
terme.
Cette décision peut être analysée par cet extrait
comme une solution face à un ras-le-bol et aux difficultés
de son association. Contrairement à Jacques Cheminade il ne place
pas dans la balance de son choix l 'impuissance des autres candidats mais
son impression en tant que citoyen et électeur qu 'il ne peut faire
entendre sa voix et que ses problèmes ne sont pas connus de l 'opinion.
Il y a plus de personnalisation dans son acte que dans celui du candidat
de 1995 dans le sens où Jacques Cheminade ne pose pas son expérience
personnelle ou des problèmes qu 'il subit lui-même au centre
de sa décision. En ce sens le prétendant de 1995 agit plus
comme un homme politique. A cela s 'ajoute le « canal de la télévision
» qui fait penser que l 'élection est plus considérée
comme un moyen d 'expression que comme le but de l 'engagement politique
du candidat.
Néanmoins les raisons n 'apparaissent pas clairement. Le «
on » qui veut les bâillonner est trop vague et semble être
le « on » généralement employé par ceux
qui n 'ont personne à accuser des problèmes qu 'ils subissent.
Mais Marcel Barbu ne se bat pas contre des moulins à vent, ce
« on » est explicité dans un autre article :«
depuis des mois je me ronge les sangs avec vous à chercher comment
résister sans violence inutile à l 'effroyable et croissante
pression que l ' orgueil, la volonté de puissance, le mensonge,
l 'arbitraire des gens au pouvoir et de l 'administration font peser sur
nous » (11).
Et Marcel Barbu d 'ajouter que « s 'il s 'est présenté
c 'est pour « faire quelque chose » et prouver « que
cela sert toujours d 'être courageux »» (12).
Les facteurs ayant motivé sa candidature se dévoilent
ouvertement : elle est d 'essence contestataire face au pouvoir établi
et à son relais administratif.
Il se voit de plus comme un exemple à suivre, un modèle
de citoyen qui refuse de se taire quand l 'administration veut le faire
bâillonner et qui se bat lui-même pour sortir de cette situation.
Il ne pense donc pas que les autres candidats, même de l 'opposition
aux hommes au pouvoir, peuvent représenter ou relayer sa colère.
Et que seul un citoyen comme lui a la possibilité de se présenter
pour amener une nouvelle voix et dénoncer ces obstacles.
Mais est-ce le seul motif de son engagement?
Marcel Barbu qui est à la tête d 'une association immobilière
est-il seulement un noble chevalier blanc valeureux de la lutte contre
le « système » ou un simple promoteur immobilier qui
veut défendre ses intérêts?
Une autre explication plus concrète et particulariste à
sa candidature apparaît aussi : « le candidat avait déclaré
que sa décision faisait suite au refus de permis de construire trois
cent pavillons par l ' ACGIS . Il aurait ajouté : «
Pourquoi puisqu 'on veut nous étouffer en douce ne saisirions
nous pas l 'occasion que nous offrent les élections présidentielles
pour user de la télévision , de la radio et là ou
cela semblerait utile, de l ' affichage officiel?»» (13).
Sa lutte contre l 'administration ne fait donc pas partie d 'un programme
général ni d 'une « idéologie », son combat
part d 'un problème particulier dont il pense que la solution peut
se trouver dans sa candidature. Problème particulier qui est celui
de trois cent pavillons qu 'il a fait construire par son association immobilière
dans la commune d 'Archères sans permis contre l 'avis des autorités
dans une zone rurale destinée à l 'aménagement d 'un
complexe sportif (14). Et l 'élection est bien perçue par
Marcel Barbu comme un simple moyen de se faire entendre.
Dans cette seule optique, se présenter à l 'élection
présidentielle peut sembler démesuré mais il est certain
aussi que cette campagne constitue la plus belle des tribunes pour passer
un message.
Pour 100 000 francs de dépenses d 'affiches et de circulaires,
remboursées si il obtient plus de 5% des voix, Marcel Barbu dispose
de quatre heures d 'antenne à la radio et à la télévision
ce qui lui aurait coûté trois millions de francs au tarif
de la publicité compensée (15). L 'élection présidentielles
permet l 'accès à une propagande nationale pour un coût
bien inférieur à celui d 'une campagne législative.
Ce qui paraît paradoxal à Marcel Barbu lui-même: «
le général De Gaulle a commis une grave erreur. Sa loi électorale
a été bâclée. C ‘est un travail mal fait. Il
a creusé un trou, un petit trou dans lequel tout le monde peut entrer»
(16).
Face aux problèmes quotidiens qu 'il rencontre en tant que président
de son association, il ne voit qu 'une solution : le petit trou creusé
par le général et par lequel il s 'engouffre.
Il est parfaitement conscient de faire une intrusion dans le monde
politique grâce à une faille.
Il ne considère pas sa candidature comme étant
sur le même plan que les autres mais représentant au contraire
des gens comme lui, qui sans lui et après lui ne pourront plus parler.
Il se pose donc d 'emblée comme la voix des sans-voix, comme
un rien du tout, comme quelqu'un qui montre un acte de courage modèle
par sa décision.
Pour Marcel Barbu et Jacques Cheminade des traits communs apparaissent
: tous les deux viennent dans l 'élection car en tant qu 'électeurs
ils se sentent exclus et considèrent le pouvoir ou les autres candidats
comme inefficaces. Le candidat de 1995 est motivé par la crise de
la France, celui de 1995 par les difficultés sociales qu 'il rencontre
comme français.
Mais tous les deux sont-ils réellement des prétendants
épidermiques, n 'y a-t-il eu aucun calcul, et aucune réflexion
dans leur décision?
Leur est-elle apparue logique et inévitable?